Le monde selon Le Monde
Assistons-nous à un affaiblissement des règles sanitaires européennes à l’instigation du lobby des pesticides et des gouvernements américain et canadien ? L’article de Stéphane Horel et Maxime Vaudano paru dans Le Monde et republié dans les pages du Devoir du 25 juillet semble le dire. Néanmoins, derrière cette évolution règlementaire se profilent peut-être une dynamique plus complexe et le début d’une profonde remise en question du modèle agricole européen et plus particulièrement français?
Deux visions qui s’affrontent : le principe de précaution et la gestion de risque
Dans la majorité des pays développés, on se base sur le principe de gestion de risque pour homologuer les nouveaux produits ou technologies. Il s’agit de pondérer les risques (le risque zéro n’existe pas) et les bénéfices pour la société (environnement, santé, économie, etc.) à l’aide des données scientifiques disponibles à ce moment. On réglemente ensuite l’utilisation selon le risque qu’il pose(interdiction, encadrement, restriction, mesures de sécurités, etc…).
En Europe, la réglementation des technologies agricoles obéit au principe de précaution. La définition de ce principe inscrit dans la charte de l’environnement européenne est très similaire, en théorie, au concept de gestion de risque. Toutefois, son application plutôt arbitraire se traduit par des normes incohérentes. Le recours à ce principe de précaution permet souvent de faire l’économie d’un débat sérieux et justifie toute opposition aux technologies qui, intuitivement inquiètent (OGM, pesticides de synthèse, etc..). Parfois, on va même jusqu’à exiger une preuve incontestable de l’innocuité absolue d’un produit ou d’une technologie avant sa mise en marché. Chose évidemment impossible en science.

Apprendre à vivre avec le danger n’est pas vivre dangereusement
On comprend le Canada et les États Unis d’avoir ‘’commencé à oeuvrer contre les nouveaux règlements européens sur les pesticides, qui prévoit interdire toutes les substances intrinsèquement dangereuses (cancérogènes, mutagènes, reprotoxique et autres’’ (Le Devoir, 25 juillet 2019).En effet, la dangerosité d’un produit compte peu en santé publique. C’est le risque lié à son utilisation qui importe . Il resterait très peu de la culture culinaire européenne si l’Europe en venait à appliquer cette règle absurde.

Consensus à la carte?
«Nous avons l’argumentaire scientifique et le poids politique pour nous défendre devant l’OMC ». Cette déclaration du ministre de l’Agriculture française, monsieur Guillaume, peut faire sourire venant d’un partisan du retour à l’agriculture de nos grands-parents et du recours aux techniques agricoles qui reposent sur la magie, l’ésotérisme et l’influence des planètes (biodynamie).
On peut se demander ici à quoi le ministre fait allusion. Veut-il parler de l’interdiction des cultures OGM en Europe? Dans ce cas, il semble ignorer le consensus scientifique, à savoir : la technologie de modification génétique ne pose pas plus de risque pour l’environnement et la santé que les techniques traditionnelles. Fait-il référence à son plan de sortie du glyphosate en 2020 ? Là encore, il existe un consensus scientifique : le glyphosate pose très peu de risques pour la santé humaine et l’environnement. Ou alors s’oppose-t-il à tous les produits phytosanitaires, qu’ils aient réussi ou non la batterie de tests rigoureux habituels (toxicologie, impact environnemental, etc.) ? Le ministre invoque la science selon son bon vouloir et de manière sélective. Les auteurs du texte collectif La méthode scientifique oubliée dans les médias publié dernièrement dans plusieurs media ont bien cerné le problème : «l’état de nos connaissances ne saurait être un supermarché dans lequel on pourrait ne choisir que ce qui nous convient et laisser en rayon ce qui contredit nos opinions.»
L’Europe est-elle incapable d’une approche rationnelle en ce qui a trait à sa gestion de risque dans le secteur agroalimentaire ou ces précautions exagérées trouvent-elles justification ailleurs que dans un souci de sécurité sanitaire?
Lobbying, un jeu qui ne se joue jamais seul
Il est toujours fascinant de voir à quel point on attribue facilement les décisions de santé publique et d’homologation de produits phytosanitaires aux pressions qu’exerceraient les géants de l’agroalimentaire sur nos agences gouvernementales. Comme si ces grandes entreprises jouissaient de ressources infinies pour soudoyer les milliers de fonctionnaires et de scientifiques qui se penchent sur ces dossiers controversés partout dans le monde. Prétendre, comme madame Horel, que »relever les LRM* de la clothianidine et de la mandestrobine n’a rien d’une coïncidence : il fait suite à des demandes déposées par les fabricants Bayer et Sumitomo.’’ relève davantage de la théorie du complot que du journalisme d’enquête duquel l’auteur aime se réclamer. Comme si l’assouplissement de la LMR faisait simplement suite à la demande de Bayer et non à une longue révision de la littérature scientifique, dont des études révisées par les pairs à la demande de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA; accessibles en ligne sur le site http://www.efsa.europa.eu/fr
Croire que ces industries sont les seules à jouer ce jeu d’influence est bien naïf. Beaucoup d’ONG en Europe ont une importance certaine en politique. Que plusieurs d’organismes, dont Corporate Europe Observatory (CEO) pour laquelle Stephane Horel a déjà travaillé, soit bien implanté à Bruxelles ne relève pas de la coïncidence. Ceci dit, ni l’industrie agrochimique avide de profit ni les ONG acharnées à bloquer toute technologie ne font le poids face au lobby agricole européen bien organisé et extrêmement efficace pour influencer les décisions économiques et politiques de l’Europe.

Hypocrisie et protectionnisme européens
Le protectionnisme agricole européen: voilà où se cache une bonne partie de l’explication des mesures sanitaires excessives sinon absurdes de l’Europe. En effet, depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, les organisations agricoles d’Europe se sont faits les défenseurs d’une agriculture aux normes rigoureuses qui produirait des aliments de haute qualité par opposition aux produits étrangers de « moindre qualité » dont l’importation mettrait en péril l’accès aux aliments « sains » pour leurs concitoyens européens. Décidément, le principe de précaution s’est avéré bien pratique pour justifier l’interdiction, entre autres, de la culture des OGM en sol européen tout en important, par la porte arrière, des millions de tonnes d’OGM pour l’alimentation animale(ex : 34 millions de tonnes de soya OGM annuellement). Ils demeurent ainsi concurrentiels tout en préservant l’image de marque d’une Europe vertueuse au produit alimentaire »pur » et »naturel ».
Cependant, les beaux jours de cette stratégie économique semblent être bel et bien terminés. En effet, on assiste depuis 20 ans à une lente, mais constante érosion de la part de l’agriculture dans le PIB européen. De plus, pour la première fois depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, la France, championne des produits de niche, présente cette année une balance commerciale agricole négative avec l’Europe. Ce phénomène doit peser lourd dans l’assouplissement réglementaire en cours. Le monde agricole européen et français se rend tranquillement à l’évidence que miser sur les produits agricoles haut de gamme n’est plus la meilleure stratégie et qu’il serait temps de diversifier leur l’agriculture pour intégrer des productions plus intensives et productives au profit de leur économie et de la production alimentaire mondiale.
Si plusieurs arguments valides peuvent être invoqués pour justifier un certain protectionniste agricole, l’argument sanitaire et le principe de précaution n’en font pas partie. Non seulement cette hypocrisie desservira à long terme l’économie de ce continent et sa sécurité alimentaire, mais surtout elle met en péril le lien de confiance qui devrait exister entre les populations et les agences scientifiques et règlementaires gouvernementales. Que madame Horel et monsieur Vaudano en prennent bonne note.
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